D’une manière générale, il faut parler du phénomène de patrimonialisation. Créée dans une sorte « d’angoisse de la perte », ce procédé de l’époque romantique n’a de cesse de figer dans le temps objets, musique, évènements… La réification est présente et dévoile ses secrets le plus souvent dans des « musée-vitrines » face à un public, curieux peut-être, mais touristique sûrement. Mais n’oublie-t-elle pas quelque chose ? N’a-t-elle point perdu un élément en chemin ? Si la notion de contexte est volontiers utilisée, il est préférable ici de parler de situation (rejoignant ainsi la branche de l’anthropologie situationnelle). Et en effet, figer quelque chose sans sa situation est problématique, d’une part parce qu’il manque « l’âme », en quelque sorte, de la matière organique et d’autre part parce que, comme beaucoup disent, le propre de la vie est la mort. Ainsi, maintenir en vie un presque-mort ressemble à ces zoos de la disparition, largement courant de nos jours où est maintenu en vie des déjà-morts. A quoi bon, quels intérêts de sauvegarder un lion s’il est le dernier de son espèce ? Pour l’observer ? Pour consommer cette espèce jusqu’à son dernier souffle ? Pour le réinsérer et se croire héro – alors que c’est nous-même qui avons causé, en partie, sa disparition ? C’est en cela que la patrimonialisation atteint ses limites, est ambigüe… A première vue, elle sauvegarde, oui, mais d’une manière utopique car face à la somme colossale de choses à sauvegarder, elle ne peut que le faire partiellement bien et puis est-ce si utile de sauvegarder ? Il est impensable de croire que l’humain tombe un jour en perte d’imagination. L’art est un fait anthropologique et avant qu’il y ait des normes, des exemples à suivre, l’art est avant tout un besoin sans prétention à l’évolution, à l’avant-garde, à la nouveauté, à la reconnaissance absolue. La manière de voir l’art en Occident actuellement est une de possibilisations de l’évolution et c’est justement parce qu’elle est « complexe » (règles, normes, usages…) que nait une peur de la perte, un besoin de sauvegarde. Toutefois, il faut observer, comme le montre Fabien, que la patrimonialisation peut être aussi une source d’inspiration, il n’y a qu’à voir le cas des didgeridoos, des duduks…
Pour résumer, la patrimonialisation est à la fois dangereuse tant elle tend vers une sur-sauvegarde ne pouvant restituer pleinement la situation des objets (car elle les fige alors que la situation est un mouvement perpétuel) mais elle est aussi bénéfique car source d’inspiration et sentiment rassurant (ordonne, classe…).
Parlons maintenant des instruments. Il est distingué trois lieux : le lieu sonore ou objet sonore, le lieu visuel ou objet plastique et le lieu médiateur ou objet transitif. Il est intéressant d’approfondir l’étude de l’instrument vue sous l’angle de l’objet plastique.
En effet, l’instrument est aussi un objet à voir mais un objet polysémique, avec plusieurs possibilisations de sens. Tout d’abord, il faut parler du sens sonore. C’est cette capacité à imaginer, cette manière mentale de se représenter le son d’un objet que notre cerveau a enregistré. Ensuite, il y a le sens anthropomorphe. L’objet musical est souvent vu comme le prolongement du corps humain (il est volontiers utilisé tête, corps, peau…) et laisse place à une généalogie propre car les instruments, en « s’accouplant » donnent naissance à « des fantaisies mais qui aient réussi »(1). L’objet plastique renvoie également à un sens esthétique et spirituel. André Schaeffner dit « l’instrument se trouve littéralement dérobé par l’objet d’art » ou « ne s’agirait-il pas proprement de deux objets visuels distincts, quoique l’un enfere l’autre, presque deux objets étrangers… »(2). Il parle ainsi de la figurine Yucatan ou du clavecin. D’une manière plus spirituelle, si le son a certaines actions sur le religieux ou le magique, l’objet plastique aussi. De par le choix de sa matière (os humain ou animal), de sa forme et de sa décoration, il influence autant que le sonore. D’une manière plus esthétique, en prenant l’exemple des guitares de Jazz, il parait évident que le « beau » influence le sonore. C’est l’impression que le jugement fait sur la qualité sonore de l’instrument dépend de l’esthétique visuelle. Face aux débats sur tel type de micro, tel type de bois, tel type de mécanique… c’est le visuel qui guide le choix final et a ainsi un effet peut-être « placebo ». Au contraire, prenons l’exemple d’un luthier de guitare classique, Vincent Dubès, qui dans une esthétique (toujours présente malgré tout) de la sobriété prône l’esthétique purement sonore. Mais dans le fond, il est contradictoire de les opposer car à sa façon, la guitare classique de Vincent Dubès est aussi importante visuellement, dans une sorte d’esthétique de la tradition. Enfin, l’objet plastique renvoie aussi à un sens mémoriel le plaçant ainsi comme « témoin ». Témoin d’abord d’une technique de jeu : comment l’instrument était-il joué ? Comment l’instrument a été modifié en fonction de ce jeu ? Ici, il faut citer Ernst Closson : « un rythme, on l’obtient en frappant en cadence n’importe où, avec n’importe quoi »(3). Le corps serait le plus ancien témoin d’une pratique ? Chacun de nous serait un musée-vitrine ? Ce corps et ce sol apparaissent comme le premier n’importe quoi mais difficile de les ordonner et de les comprendre. Par contre, ce qu’André Schaeffner range très bien, ce sont les objets plastiques instrumentaux comme témoin d’une pratique sociale. Certaines d’entre eux sont des objets dérivés du commun, d’autres des instruments accompagnateurs. Il les ordonne en Jeu, Sexualité, Préparation et consommation d’aliments, chasse et pêche, locomotion et parure, habitation et armes. Ce corps, ce sol, ces « objets hybrides » comme dit André Schaeffner, entre ustensiles et instruments, sont tout autant de témoin visuel d’une ancienne pratique sociale. Ils sont aussi témoin d’une pratique spirituelle. Le choix de la matière, de la forme, de l’aspect zoomorphe et/ou anthropomorphe agissent, avec le son, sur les phénomènes de guérison, d’appel, de protection, d’inspiration, d’exorcisation… L’objet plastique apparait aussi important qu’une idole ou qu’un fétiche et a plusieurs utilisations : support du son, il est aussi cofondateur du mystique que le son transporte de l’instrument à l’oreille mais également objet à part entière à l’image des instruments du Charivari qui étaient utilisés pour un repas mystique. L’objet plastique est aussi témoin d’une réalité naturelle : « De matière en matière, la facture des instruments est arrivée à embrasser à peu près toute la nature »(4), même si avec la globalisation, il est plus difficile de parler réalité naturelle locale.
Comme l’a montré Fabien, les musée-vitrines sont un facteur important de l’exposition d’instrument vu comme des objets plastiques surtout. Mais peut-on encore parler d’instrument ? Un instrument peut-il n’être que fonction visuelle ? Ne doit-il pas user de ses trois lieux pour « mériter » le terme d’instrument ? C’est une question purement phénoménologique. Au même titre qu’il est demandé si la musique existe aussi en regardant la partition, il est aussi demandé si l’instrument n’existe pas uniquement au moment où il est joué (pour l’objet sonore) et mis en mouvement (pour l’objet plastique). De ce fait, l’instrument inerte ne serait qu’un objet plastique mais dès qu’il est excité, il deviendrait un instrument de musique. L’instrument serait alors un objet éphémère, un objet de l’instant, ne prenant vie que par l’action. Ceci est valable dans le fond pour tout objet, comme le dit Ersnt Closson. Il suffit de toucher en cadence un objet pour l’illuminer et le transformer en instrument pendant la performance. Il y a bien sûr une sorte de hiérarchie de fabrication d’objets : certains sont confectionnés exprès pour devenir temporairement instrument de musique, d’autre non. Par une habitude et un raccourci, le cerveau considère tel objet, alors inerte, comme instrument de musique en anticipant l’action possible. Mais ce dernier n’existe que par cette action menée dans un avenir proche, qu’elle soit directe (manuelle) ou indirecte (numérique). En un mot, est instrument de musique l’objet qui entre en mouvement et en vibration. Dans le cas contraire, il n’est qu’objet.
On a vu que l’instrument de musique peut être analysé par sa sculpture visuelle. De la même manière, au même titre que chaque instrument est une sculpture visuelle unique, il est aussi une sculpture sonore unique et appelle une médiation unique. Ceci devrait peut-être être valorisé par les musée-vitrines, entre autre, qui semblent privilégier uniquement l’aspect visuel.
(1) André Schaeffner, Origine des instruments de musique. Introduction ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale, Paris, Payot, 1936, p. 216.
(2) ibid, p. 130.
(3) Ernst Closson, L’instrument de musique comme document ethnographique, Bruxelles, impr. Lombaerts, 1902.
(4) SCHAEFFNER André, Origine des instruments de musique. Introduction ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale, Paris, Payot, 1936, p 123)